Yagling VS Chestopal ou les deux victoires!

Yagling VS Chestopal ou les deux victoires!

Pourriez-vous nous décrire l’environnement dans lequel Victoria Yagling a grandi ?  Comment a-t-elle rencontré la musique et la composition ? 

Ma mère, Victoria Yagling, est née en 1946 juste après la guerre. Son prénom est lié à la fin de la guerre, puisqu’il signifie “victoire”. À ce moment-là, les conditions de vie à Moscou étaient très difficiles, sa famille vivait avec le strict nécessaire. L’après-guerre a continué pendant une décennie avant qu’on ne puisse vivre à peu près correctement (c’était toujours les années de Staline). 

Son père, Boris Yagling, était un écrivain et un journaliste très brillant.  Il est mort jeune, en 1948. Ce fut comme une explosion pour ma grand-mère. Elle s’est remariée quelques années plus tard avec le poète Ilya Frenkel. L’enfance de Victoria a fortement été bercée par le milieu artistique et littéraire. La famille a côtoyé des personnalités extraordinaires. 

Ma grand-mère faisait partie du monde scientifique, puisque géologue. Tout en étant très artiste ! Elle créait des sculptures en bois et elle peignait. C’était une nature très riche. Victoria a composé dès l’âge de cinq ans. Son premier morceau avait un titre assez extraordinaire « L’Ours ivre ». Toute la famille est allée dans un village près d’Odessa pour les vacances d’été, où les villageois s’adonnaient souvent à des passions bachiques. Les enfants voient tout cela! Un sujet tiré d’une observation finalement. L’Ours ivre était écrit pour violoncelle solo, il me semble, car c’était son premier instrument. Elle aimait tellement le violoncelle. Ceci dit, elle était aussi une excellente pianiste. 

La question même s’est posée pour elle d’entrer au conservatoire, en tant que violoncelliste ou pianiste. Mais comme elle est entrée chez Rostropovitch vers quatorze ans, le violoncelle a pris la première place. 

Elle a passé onze ans dans sa classe. En tant que compositrice, elle a eu plusieurs professeurs, dont Kabalevski et Khrennikov (Khrennikov était président de l’union des compositeurs soviétiques).

Comment la composition est-elle devenue une vocation ? 

C’était un processus simultané à la pratique instrumentale. Elle était très forte dans les matières théoriques, l’harmonie, l’analyse. 

(Victor Chestopal :) Je suis né quand ma mère avait 29 ans, elle avait déjà un immense bagage musical. Or, quand j’ai atteint l’âge de lire des ouvrages théoriques, elle n’aimait plus particulièrement échanger sur ces sujets. Tout était tellement limpide pour elle. Il faut voir l’orchestration de ses concertos pour violoncelle par exemple, c’est une orchestration très classique, avec des fantaisies, bien évidemment, mais qui puise ses racines dans le traité de Rimski-Korsakov, les combinaisons de timbres, les utilisations des différents groupes de l’orchestre, etc. 

Elle a eu, très jeune, des influences bien prononcées : Ravel, Scriabine, Chopin, entre autres. J’ai des préludes écrits par elle (qui ne sont pas encore publiés) à l’âge de quinze ans, où l’on distingue déjà son visage en tant que compositrice. Il y a peu qui provienne de quelqu’un d’autre. Jusqu’à la fin de sa vie, elle a gardé un langage assez conservateur par rapport à ses contemporains. Elle n’aimait pas la musique de « bruits ». Son héritage est très grand, la matière musicale n’est jamais remplacée par des innovations, c’est un langage très humain. 

Avez-vous pu échanger avec votre mère sur les « enjeux » de la création ? Vous poète, elle compositrice ? 

Je dois avouer avec douleur qu’elle a sacrifié pour moi beaucoup d’années de son activité en tant que compositrice. La raison est simple, la présence d’une autre musique (mes études pianistiques) était un facteur qui privait ma mère du silence intérieur indispensable à la création.  Je savais dès l’âge de cinq ans que je deviendrai pianiste, il n’y avait même pas de question là-dessus, c’était très naturel. Ma mère pensait à notre futur duo, on a joué pendant plus de vingt ans ensemble. La qualité de notre dialogue et de notre compréhension mutuelle était extrêmement profonde. 

Son répertoire en tant qu’interprète était très important, je me souviens qu’elle jouait souvent plusieurs concertos au cours d’une tournée (concertos de Dvorak, Saint-Saëns, Haydn, les variations Rococo de Tchaïkovski).

Elle débordait d’énergie, en tant qu’être humain, d’un point de vue artistique et pédagogique. 

On peut diviser sa vie en trois périodes créatrices. La période de jeunesse, la période de maturité et la dernière période, en Finlande. Entre la deuxième et la troisième période, il y a eu une étape de silence de douze ans, pendant laquelle elle disait : « Peut-être que je n’écrirai plus ». En Finlande, où elle enseignait en tant que professeure de violoncelle à l’Académie Sibelius d’Helsinki, elle a recommencé à composer. 

Ce fut une période très féconde de quatorze ans où elle a, entre autres, écrit la 4ème sonate pour violoncelle, le concerto-symphonie (3ème concerto) pour violoncelle, et beaucoup d’œuvres pour le piano, dont les quatre sonatines, les Journaux de printemps, d’été et d’automne, etc. Il y a eu aussi les deux cycles de Préludes Lyriques (pour orchestre à cordes). Victoria a mis de nombreux poèmes en musique, , notamment ceux tirés des poèmes d’Akhmatova et de Tarkovski. Notre famille a également été très proche de la famille d’Arseni Tarkovski. 

Avait-elle des ouvrages de référence ? 

En ce qui concerne les ouvrages théoriques, si elle avait un doute, elle ouvrait quelques livres qu’elle aimait. Sinon elle ne montrait pas énormément d’affection pour les ouvrages musicologiques. Voyez-vous, la musicologie soviétique était fort politisée et il y a eu tellement de banalités que cela a peut-être provoqué chez elle une réaction allergique… 

Est-ce que vous pourriez nous décrire comment elle se mettait à composer ? 

Elle devait être seule, moi je ne devais pas déranger, ce que je faisais trop souvent… Dans sa dernière période, elle adorait Helsinki. Lorsqu’elle se promenait, ou parfois dans un café, si elle avait une nouvelle idée, elle prenait un petit stylo et écrivait l’essentiel, pour après le reprendre chez elle et le développer. Dans ces moments, son regard s’éloignait comme si elle n’était plus présente…

Elle composait souvent au piano et était extrêmement consciencieuse quant à l’écriture, très calligraphique si on peut dire. Elle écrivait un brouillon, puis la première version, et la deuxième version, quasiment parfaite. Elle travaillait directement avec la magnifique maison d’édition Fennica Gehrman en Finlande, celle-ci faisait la version “gravée”. Il fallait faire des corrections, «proofreading », elle était très attentive à cela et active dans ses corrections. Parfois, de nombreux allers-retours étaient nécessaires, c’était tout un processus ; cela est répertorié à la Bibliothèque Nationale de la Finlande où ses archives se trouvent désormais. Ici, j’ai quelques manuscrits, dont certains où il est inscrit « à ne pas publier ».  

Hors-champ

Victor nous présente quelques partitions de sa mère : 

– Il y a trois concertos pour violoncelle, beaucoup d’œuvres pour le piano (j’ai presque tout joué). Ça fait quand même trois récitals complets, presque cinq heures de musique. Là, il y a les mélodies publiées chez Fennica Gehrman. 

Préparer les archives m’a pris au moins quatre ans. 

Victor nous présente la première page d’une partition :

–  Je faisais comme ça, voilà l’œuvre, et ici, j’écris un commentaire très détaillé. Là, c’est un Prélude Lyrique. Vous avez joué le Trio? S’adressant à Hasmik : –  Ici, c’est la suite pour orchestre symphonique, Finnish Notebook, pas encore jouée par un orchestre (j’ai cependant joué la version pour piano). 

Le destin de Victoria Yagling, en tant que compositrice, a finalement été positif. Pour écrire, il faut avoir du temps et certaines conditions de vie, elle a eu des périodes pour écrire, c’est déjà un cadeau. Elle a été éditée et jouée. Victoria ne travaillait pas « par commande », elle écrivait uniquement ce qu’elle voulait écrire.

Il y a beaucoup d’intérêt pour sa musique aujourd’hui. Notamment une violoncelliste allemande qui va enregistrer le concerto n°1. 

Aviez-vous l’habitude d’échanger sur des travaux en cours ? 

Elle me présentait ses manuscrits que je déchiffrais au piano, on discutait beaucoup. En ce qui concerne les œuvres pour piano, nous échangions sur l’articulation, les dynamiques, également sur les titres, les indications de tempo. On discutait de tout, même si mon influence était « minimissime ». 

J’étais le premier à voir tout cela, ce qui m’a apporté énormément. C’était une grande école pour moi.Encore du café? 

Entretien réalisé par Hasmik Urfalyan, Diego Morano et Juliette Recasens


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