Jacqueline Fontyn

La compositrice Jacqueline Fontyn nous accueille en personne dans sa maison de Limelette. Elle nous conduit dans son bureau, qui croule sous les livres et les papiers. C’est là qu’elle compose chaque jour, de 9h à 18h.

Elle débute l’interview en commençant par poser les questions elle-même. Devant notre étonnement, elle s’exclame :

-Connaissez-vous l’adage de Nicolas de Chamfort, de 1740 ?
« La plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri.». J’ai réussi à vous faire rire, c’est donc un bon début !

-Madame Fontyn…
-Appelez-moi Jacqueline s’il-vous-plaît !
-Pourriez-vous nous raconter votre parcours musical et cette rencontre précoce avec la composition ?
-Je suis la plus jeune de la fratrie, et l’unique musicienne. Dès mes cinq ans, mes parents m’ont offert une heure de piano tous les jours, avec un professeur russe. Il m’a initié à l’improvisation, pour ainsi dire : à mes premières compositions. Il disait : « Allez, Jacques, maintenant tu improvises! » Lui continuait, transposait, et puis c’était à nouveau mon tour…

À l’âge de six ans, j’ai écrit ma première petite composition pour le piano. Mon professeur l’a transcrite, une pièce un peu à la Boccherini !

Cela a duré jusqu’à la guerre. Monsieur Bolotine était juif. Les nazis sont venus l’arrêter, il s’est donné la mort. C’était un excellent professeur. Je l’entends encore me dire – Allez Jacques, lève les doigts ! Cela m’a permis de donner mon premier récital à 9 ans. D’ailleurs, je présente le programme de ce concert dans le livre Jacqueline Fontyn, Nulla dies sine nota.


-Durant votre carrière, avez-vous interprété vous-même certaines de vos pièces ?
-J’ai interprété une pièce pour violon et piano quand j’étais jeune, c’était il y a très longtemps. À vingt ans j’ai décidé de ne plus faire de piano professionnellement, comme dit Valéry, « Un métier par homme suffit » (je me suis dit – par femme aussi), et j’ai choisi la composition !


-Associez-vous Paris à l’expérience dodécaphonique ?
-J’ai étudié à Paris ; on m’avait dit d’aller voir Nadia Boulanger. Son domestique m’a reçue en tenue. Après ce premier entretien, quelqu’un m’avait recommandé Max Deutsch. Or, chez Mme Boulanger, nous étions tous en cercle, et tout le monde disait – Oui.

Doutez-vous bien que j’ai préféré Max Deutsch, ce vieil élève de Schoenberg, autrichien d’origine, qui m’a dit dès le premier rendez-vous : – Je vais vous plonger dans un bain de musique !
J’ai abandonné le dodécaphonisme en 1989 mais j’en ai gardé quelques empreintes…


-Comment concevez-vous le lien entre inspiration et travail ?
-Cela ne fait qu’une seule et même chose ! J’ai toujours eu un carnet avec moi, dans lequel je prenais des notes dès qu’il me venait des idées
(instrumentales, musicales). Et puis il y avait aussi quelques pages dédiées à la forme musicale. Dès lors que celle-ci était établie, je pouvais commencer mon morceau. Et travailler, travailler, parfois très longtemps, car ce n’est pas quelque chose qui s’improvise !


-Avez-vous un environnement de travail particulier ?
-Pas d’instrument à côté, c’est dérangeant. Le silence est nécessaire. Quand je m’installe à ma table, l’inspiration vient, en général. […] Par ailleurs, j’ai été à la Chapelle Musicale aussi, c’était merveilleux.

-Donc vous composez à la table ?
-Tout à fait et j’essaie au piano pour voir si ça sonne comme je veux ou non. Je compose tous les jours, plusieurs heures.


-Vous laissez-vous influencer par certaines lectures musicales ou littéraires ?
-Certaines lectures oui, quand je veux écrire des œuvres vocales. Sinon, il y avait les « commandes payantes » et les « demandes » de ceux qui avaient envie de jouer. La musique, si elle n’est pas jouée, n’existe pas, c’est donc ça le plus important. Les demandes, finalement… ? La musique, il faut l’écouter, pas seulement l’entendre. « Hören » ou « Zuhören » sont deux choses
différentes !


-Avez-vous des formations de prédilection ?
-L’orchestre ! D’ailleurs à Paris, j’ai gagné le prix Arthur Honegger. C’était une pièce d’orchestre. J’hésitais à l’envoyer… Finalement, c’est le dernier morceau qui est arrivé. Quatre sites évoquent les quatre villages dont nous sommes entourés : Limelette, Court-Saint-Etienne, Louvain-la-neuve et Ottignies. Un jour j’ai reçu un coup de téléphone d’un musicien pour qui j’avais beaucoup d’admiration, Henri Dutilleux. Il m’a annoncé que j’avais eu le prix.


-Est-ce que vous avez apprivoisé la page blanche, le doute, au cours de votre carrière ? Ou la problématique ne s’est peut-être pas posée ?
-Dernièrement j’ai écrit un morceau dont je ne suis pas contente du tout et je l’ai flanqué au feu. Mais je n’en ai pas jeté tant que ça. Il y a évidemment des compositions dont je suis plus satisfaite que d’autres, comme tout le monde. Dutilleux était très sévère sur ses compositions. Il n’a finalement pas écrit beaucoup.

-Auriez-vous des ouvrages, ou un conseil, pour les compositrices et les compositeurs d’aujourd’hui ?
-Il faut beaucoup écouter de musique, faire son choix esthétique. Écouter les quatuors quand on veut en écrire, par exemple, c’est toujours intéressant.
-Avez-vous connu des tournants esthétiques ?
-En allant en Amérique, je me suis décidée à arrêter le dodécaphonisme.

-En allant, c’est-à-dire dans l’avion ?
-Dans l’avion même !

-Pourriez-vous nous parler de l’enseignement de la composition ?
-J’ai pris ma retraite à soixante ans, car j’étais souvent invitée à faire des « Master class », comme on dit joliment, et je devais m’absenter deux semaines ou plus. Pour mes élèves c’était compliqué. C’est une chose fort difficile d’enseigner la composition. Car on ne peut pas vouloir que l’élève écrive
ça, ça ou ça. On peut dire : « ça n’est pas jouable », des choses plutôt techniques. Chacun doit pouvoir s’exprimer comme il veut. J’ai moi-même encore besoin de conseils d’instrumentistes pour pouvoir composer des choses un peu en dehors des sentiers battus.
-Quand avez-vous arrêté de présenter vos œuvres à des professeurs ?
-Vous savez, quand on a un certain âge, on a trouvé un certain style et ce qui nous appartient ! J’ai cessé il y bien longtemps…
-Le sentiment de légitimité en tant que compositrice a donc été présent assez rapidement dans votre carrière ?
-Oui, j’ai toujours décidé de ce que je voulais écrire. Les questions avec le professeur, quand j’étais jeune, étaient d’ordre technique.


-Vous souvenez-vous de la part des femmes de vos classes au Conservatoire ?
-Il y avait davantage d’hommes, oui, il faudrait que je regarde à nouveau… Quelques filles quand même !
-Avez-vous ressenti des difficultés en tant que femme dans ce milieu ?
-Je ne me suis jamais préoccupée de cela ! Quoique j’en ai entendu…
Il y avait certainement quelques préjugés. Il y a toujours des choses étranges, on ne sait pas vraiment.
Le mot « compositrice » n’existait pas encore, il appartient à ce siècle. Avant on disait uniquement « compositeur ». J’ai quand même eu plus de cinquante commandes, sans compter les demandes…
-Portez-vous un intérêt à l’émancipation des femmes dans la sphère artistique ?

-Hmm, je pense qu’il faut se considérer comme compositeur, peu importe le sexe. Un jour, lors d’un concours, j’ai présenté une de mes oeuvres, c’était en Allemagne. Que des hommes dans le jury. L’un d’eux m’a dit en allemand : « aber das is nicht schlecht für eine Frau ! (mais ce n’est pas mauvais pour une femme) » … J’ai un livre que vous connaissez peut-être : Jacqueline Fontyn, Nulla Dies sine nota.

-Avez-vous quelque chose à ajouter ?
-Si je peux me permettre ceci : Je me considère comme la meilleure compositrice de Limelette ! (rires)

À la fin de l’entretien, Mme Fontyn nous offre sa biographie et quelques partitions de ses compositions, puis un délicieux jus de pommes « fait maison » (avec les pommes de son jardin). Le salon cache un piano à queue, couleur bois, sur lequel la partition des préludes et fugues de Bach domine le pupitre.
La compositrice joue un peu de Bach tous les jours ; aujourd’hui le Prélude et Fugue en do mineur !

Entretien réalisé par Juliette Recasens et Julie Rozé


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